La culture et le management

Madame Pia Stalder, de l’Université de Fribourg, a participé, en qualité de conférencière scientifique, au sixième séminaire interculturel sino-français de Canton ayant pour thème « La culture et le management »; à Guangzhou, en Chine, du 3 au 5 juin 2011.

Lors de son exposé et dans sa contribution écrite, Madame Stalder se réfère à l’action des conseillers de Preventive Business©.

Avec son autorisation, nous publions, ici, en intégralité, sa contribution écrite, telle que reproduite dans l’ouvrage collectif du colloque.

Nous la remercions encore pour son l’intérêt qu’elle porte à notre mission.

La culture et le management interculturel, compétences et formations

Dr. STALDER Pia, Université de Fribourg, Suisse, pia.stalder@unifr.ch*

Gérer les diversités linguistiques, sociales et culturelles en milieu professionnel international : quelles compétences & quels modes de formation ?

Introduction

[singlepic id=18 w=320 h=240 float=left]Les temps de productions et de commercialisations locales de biens et de services sont, pour un nombre croissant de personnes, révolus. Pour rester compétitives aujourd’hui, les entreprises doivent penser et agir « glocalement » : impliquer des ressources provenant de pays différents, innover, assurer leur visibilité et ainsi se distinguer de la forte concurrence internationale. Dans ce contexte, l’image « classique » d’un manager – gérant les affaires sur la base de chiffres, de faits et de contrôles – s’est transformée. Les managers « modernes » doivent être des maîtres de l’art de la gestion des diversités sociales caractéristiques des lieux de travail qu’ils fréquentent dans le monde entier.

Dans cet article, je m’intéresse d’abord au management et à la communication interculturels. Ensuite, je m’interroge sur le métier du manager dans un contexte de plus en plus globalisé et au portfolio des compétences requises pour y faire face. Finalement, j’ouvre la perspective sur les espaces et les formations à mettre en place dans les entreprises pour soutenir et encourager le développement continu des compétences interculturelles des managers – et de leurs collaborateurs – dans un monde d’affaires qui ne cesse de se complexifier.

1. Le management et la communication interculturels

Le management interculturel a beaucoup en commun avec la communication interculturelle et les compétences qui lui sont liées. La compétence interculturelle est une compétence complexe – pour un synopsis sur les théorisations relatives à la compétence interculturelle voir p. ex. Ogay (2000) ou Stalder (2010). Il s’agit d’une conjugaison des «compétences culturelles»** et des «compétences de communication»***. Pour Abbou (1980, cf. Gohard-Radenkovic, 1999) la compétence de communication se manifeste par des capacités variables à aborder des situations sociales dans leur diversité de cadre. D’après Nodari & Da Rin (2001), la compétence interculturelle demande des «actions» d’adaptation tout autant que d’affirmation de soi. Roth (2003) souligne qu’un grand savoir- faire et beaucoup de tact (tout en restant fidèle à son identité et à ses valeurs) sont nécessaires pour interagir en milieu international. Selon Chen & Starosta (1996 : 358-359, traduction d’Ogay, op. cit.) : « […] la compétence de communication interculturelle peut être conçue comme la capacité de négocier des significations culturelles et d’accomplir de façon adéquate des comportements de communication efficaces qui reconnaissent les différentes identités des interactants dans un environnement spécifique ».

Au centre du management interculturel se trouve la gestion des relations entre les personnes d’appartenances différentes. Mutabazi & Pierre (2008: 137-138) définissent le management interculturel :

comme une approche managériale dont les politiques et les pratiques se structurent autour de la reconnaissance mutuelle entre acteurs de cultures (nationales, régionales ou professionnelles) différentes, reliées par un processus régulier d’interactions et d’échanges, et animées par un esprit d’équipe caractérisé par le respect, l’apprentissage et l’enrichissement mutuels autour d’un projet comme d’objectifs constamment partagés et révisés.

2. Le manager moderne, un manager interculturel

D’après Pierre (2006), les managers modernes ont les qualités de connexionnistes sensibles: « reliés », « mobiles » et « multilingues », ces hommes et ces femmes « neufs » sont des acteurs interculturels. Le manager interculturel ne s’intéresse pas seulement à l’autre (au sens large), mais il y est également lié par une double responsabilité : celle de citoyen du monde et de leader professionnel. Autrement dit, où qu’il soit ou intervienne, il doit s’engager à respecter les droits fondamentaux des individus avec lesquels il travaille et, en même temps, l’environnement naturel dans lequel ils vivent et agissent. L’action des consultants de Preventive Business  (cf. www.preventivebusiness.ch) va dans ce sens. Cette organisation mobilise des professionnels de la sécurité publique et de l’éducation permanente pour renforcer l’engagement social des entreprises afin de prévenir la dégénérescence de conflits. Un manager moderne doit être disposé à un double dialogisme : celui avec les autres, mais aussi celui avec son alter ego. En d’autres termes, il accepte de remettre en question sa vision des choses pour s’ouvrir à d’autres façons de voir et de faire.

Le manager moderne a la curiosité et la motivation de découvrir des systèmes obnubilés par des « énigmes culturelles » (Barmeyer, 2000). Il s’intéresse davantage aux problématiques concrètes de la motivation, de l’adhésion et de l’intégration des individus. Autrement dit, il est non seulement un visionnaire et un gestionnaire des affaires économiques mais, surtout, des relations humaines. Il aménage des lieux de rencontre et de coopération en face à face, des lieux favorisant la reconnaissance mutuelle des différences, des ressemblances, des forces et faiblesses individuelles en vue de faire converger celles-ci vers l’atteinte d’objectifs communs.

Le manager interculturel sait gérer le moi, le toi et les conjuguer en nous. Il doit être en mesure de développer inlassablement – à partir des expériences vécues sur le terrain – ses compétences de gestion des diversités linguistiques, culturelles et sociales caractéristiques des lieux de travail qu’il fréquente. Ce manager n’est plus un ‘simple’ visionnaire et gestionnaire des affaires mais, surtout, un facilitateur des relations interpersonnelles. Il est capable d’inventer, de construire et de se servir d’outils de gestion spécifiques pour dépasser l’individualisme afin de l’orchestrer en pluralismes, ceci en vue de la réalisation de projets professionnels communs.

Des formations – ou exercices de « gymnastique interculturelle » (Zheng, 2006) – reconnues par les institutions et adaptées aux besoins ainsi qu’aux disponibilités des acteurs interculturels sont nécessaires afin de soutenir ceux-ci dans leurs tâches de gestion des diversités linguistiques, sociales et culturelles d’une part, dans le développement continu de leurs compétences d’autre part.

3. De la reconnaissance des exigences croissantes à la « gymnastique interculturelle »

Il est grand temps que les CEO et responsables des institutions internationales reconnaissent les impacts que la complexité croissante de leurs organisations exerce sur le fonctionnement de leurs équipes – de plus en plus dispersées dans l’espace et le temps – ainsi que sur les compétences, notamment de communication, que les collaborateurs doivent développer pour être en mesure de venir à bout de leurs tâches. Puis, il me semble indispensable que les directeurs acceptent de donner aux collaborateurs les moyens nécessaires pour gérer ces complexités. Autrement dit, il est nécessaire d’aménager des lieux de « co-construction de cultures de collaboration » (cf. Stalder, op. cit.). Baumueller (2006: 476) constate dans sa recherche que

a strong, integrated culture with widely accepted and internalized assumptions, beliefs, values, and norms adds considerably to the efficiency of governance in M[ulti]N[ational]C[ompanie]s.

Pour ce, les institutions doivent accepter de donner des espaces et du temps aux collaborateurs afin qu’ils puissent se rencontrer : donc apprendre à se connaître en s’échangeant et en communiquant face à face.

In particular, an emphasis on forming and maintaining cultural patterns through frequent and informal, spontaneous interaction, rotation and transfer of aspiring managers, mentoring newcomers, and reinforcing culture through symbols, stories, and rituals may help to increase the efficiency of demographically and culturally diverse people working together. In this sense, managers and leaders may have some discretion over culture, not as men of action but as catalysts. (Baumueller, op. cit.: 477)

Certes, «la vraie compétence interculturelle s’apprend sur le terrain» (Herterich, 2003: 194). Toutefois, comme le soulignent Cohen-Emerique & Hohl (2002 : 191) « laisser reposer la formation interculturelle sur ces expériences éminemment individuelles est insuffisant. Un travail dans les institutions de service s’avère essentiel. ». Merkens (2003 : 166) – voir aussi Yanaprasart (p. ex. 2006) – fait des constats semblables par rapport aux expériences d’expatriation des employés : « les compétences qu’ils rapportent sont laissées en friche, alors qu’elles pourraient être une contribution déterminante à la remise en question des routines ».

Des formations adaptées aux besoins et disponibilités professionnels des managers sont en mesure de soutenir les processus de « co-construction d’intercultures plurilingues » (Stalder, op. cit.). Elles doivent donner des outils concrets encourageant les acteurs interculturels à une lecture critique des espaces professionnels, autrement dit aiguiser leurs regards et les inviter à la remise en question de soi. Ces formations ont non seulement le potentiel, encore trop peu exploité, de faciliter et dynamiser le développement des compétences interculturelles des managers et de leurs collaborateurs, mais aussi celui de prévenir la dégénérescence des conflits sociaux (voir Preventive Business ©).

Les concepts courants de formations**** destinées aux acteurs interculturels alternent des travaux individuels et collectifs qui sont complétés par des éclairages basés sur les informations essentielles à connaître sur l’histoire, l’économie et la culture d’un pays. Or, il est fondamental de prendre en compte les individus avec leurs diverses identités et appartenances ainsi que leurs expériences de vie afin de mieux comprendre comment ils «fonctionnent», mieux saisir les structures de leurs organisations et mieux définir et synchroniser la coopération.

Par exemple, l’auto- et l’hétéro-analyse, telles qu’elles ont été pratiquées et discutées dans l’ouvrage de Stalder (op. cit.) sont des outils transférables dans le champ de la formation. Ils facilitent la réflexion individuelle guidée sur les expériences professionnelles ainsi que l’analyse des pratiques interactionnelles en milieu international. Ces outils peuvent contribuer au développement de perspectives plurielles sur les interactions et stimulent les processus de co-construction de cultures partagées. Ces formats d’enseignement et d’apprentissage offriraient aux professionnels également un suivi pour renforcer et stabiliser les acquis d’expériences ponctuelles, ce qui se fait encore trop rarement dans les entreprises ou organisations, comme le constatent aussi Maillard P.-Y. (1998), Cohen-Emerique & Hohl (op. cit.), Yanaprasart (op. cit.) ou encore Delachaux (2007).

Néanmoins, Cattan (2006 : 363) avance à juste titre que, tout d’abord, la direction de l’entreprise doit vouloir un changement et donner les moyens – financiers, temporels et spatiaux – pour que celui-ci puisse se faire. Puis, elle souligne l’importance d’une formation dispensée par des équipes mixtes culturellement. Comme Stalder, elle mise sur des interviews avec les acteurs sur le terrain et sur des séances de travail collectif. De plus, Cattan propose une ponctuation des séances de travail par des analyses de problèmes vécus, des mises en situation, des réflexions, des jeux de rôles. D’après cette auteure, ces outils favorisent la prise de conscience des problèmes de l’« autre », et facilitent la définition de plans d’action individuels et collectifs. Et, « le plaisir est un ingrédient incontournable de ces séances de travail » ; dans ses formations sont inclues systématiquement des séquences de convivialité (p. ex. centrées sur la cuisine multiculturelle) (op. cit. : 364).

Zheng (2006 : 370) propose, quant à lui, de la « gymnastique interculturelle » guidée par un coach – ou médiateur – interculturel. Celui-ci invitera le coaché au questionnement et l’aidera ainsi « à creuser les évidences invisibles, à décrypter les univers de sens propres à l’une et à l’autre culture, à établir une distance par rapport à ses propres représentations et à développer un nouveau regard aussi bien sur autrui que sur lui-même. » (ibidem : 368).

Cohen-Emerique (1999 : 301-315) mise sur la méthode du « choc culturel »***** au niveau individuel ; elle est inspirée des méthodes américaines et d’expériences de formation sur le terrain. L’auteure considère que ce choc est un moyen important de prise de conscience de sa propre identité sociale dans la mesure où il est repris et analysé. Dans la pratique, les participants à la formation sont sensibilisés à la méthode à partir de chocs culturels présentés par le formateur. Ensuite, il leur est demandé de rédiger une situation dans laquelle ils ont vécu un choc. Puis, ceux-ci sont analysés selon une grille dans des sous-groupes avant de réunir tous les sous-groupes pour une mise en commun guidée par le formateur.

Comme dernier exemple, la proposition de Kok-Escalle (2011), à savoir la rédaction de journaux de bord, est intéressante. Celle-ci peut conduire les employés – dans le cas de l’expérience de Kok- Escalle ce sont des étudiants – à réfléchir sur leur capital culturel et sur le développement de leur savoir-faire interculturel. En même temps, la technique des journaux de bord peut être utilisée comme instrument d’évaluation des compétences interculturelles des auteurs.

Conclusions

Les techniques de l’auto- et de l’hétéro-analyse, le coaching interculturel, la méthode du choc culturel ou encore le journal de bord sont autant d’outils de formation – utilisées en collaboration avec des équipes de formateurs mixtes et/ou pluridisciplinaires (cf. Maillard & Delachaux, 2010 ; Delachaux & Maillard, 2009) – utiles pour permettre de « faire prendre conscience à tous les collaborateurs de leur double statut de cause et de solution aux problèmes de diversité » (Mutabazi & Pierre, op. cit. : 124). De plus, elles concourent à prévenir les disqualifications sociales ainsi que les conflits pouvant dégénérer. A condition que les institutions reconnaissent le besoin et l’utilité de formations interculturelles, acceptent les investissements qui leur sont liés et mettent en place des instruments de reconnaissance des efforts d’apprentissage fournis par leurs employés – par exemple par l’intégration de critères spécifiques dans les contrats d’objectifs définis avec les managers et les collaborateurs au début de l’année ainsi qu’une évaluation constructive à la fin de celle-ci –, ces mesures soutiennent et renforcent le développement continu des compétences interculturelles, la motivation et, en fin de compte, la productivité des employés.

Pour conclure, l’objectif de cet article – et notamment du petit aperçu des modes de formation que je viens de donner – n’était pas de dresser des états des lieux mais, surtout, d’inviter à l’établissement d’un dialogue entre les chercheurs/formateurs en communication interculturelle et les directeurs/managers des institutions internationales. C’est, à mon avis, dans ce dialogue entre ‘la pratique’ et ‘la théorie’ que réside le plus grand potentiel d’innovation. Ces rencontres et échanges donneront lieu à des réflexions critiques pouvant faire naître des formations novatrices et ‘sur mesure’ profitant ainsi à la gestion des relations interpersonnelles et aux affaires entrepreneuriales.

© Pia Stalder

PS : Ce congrès, réunissant des chercheurs, des entrepreneurs et des formateurs intéressés aux questions de culture et de gestion, constitue en lui-même un tel lieu de dialogue ; un lieu à exploiter et à réaménager dans d’autres espaces et temps.

* Stalder, Pia (2011). Gérer les diversités linguistiques, sociales et culturelles en milieu professionnel international : quelles compétences et quels modes de formation ? Article publié dans les Actes du Sixième séminaire interculturel sino-français de Canton « La culture et le management », Guangzhou, Chine, 3-5 juin 2011. Guangzhou : Université des Etudes Etrangères du Guangdong.

** Porcher (1988 : 92) voit la «compétence culturelle» comme la «capacité de percevoir les systèmes de classement à l’aide desquels fonctionne une communauté sociale, et, par conséquent, la capacité pour un étranger d’anticiper, dans une situation donnée, ce qui va se passer (c’est-à-dire aussi quels comportements il convient d’avoir pour entretenir une relation adéquate avec les protagonistes de la situation)».

*** Abbou définit la compétence de communication comme suit: «La compétence de communication peut se définir selon des degrés et des formes plurisystémiques, en raison de l’imbrication des différents systèmes d’expression sociale. Elle se manifeste par des capacités diverses et variables (dont certaines de type intermédiaire) à aborder les situations sociales – en leur diversité de cadre, impliquant attentes, prévisibilités, normes et règles, en leur diversité de partenaires, impliquant fonctions, rôles, attitudes et rapports de force, en leur diversité d’interactions, impliquant stratégies et tactiques –, à les interpréter et à y faire face grâce à l’élaboration et à l’innovation croissante de modèles communicationnels adaptables aux multiples sollicitations de la réalité sociale.» (dans Gohard-Radenkovic, 1999 : 77)

**** Pour les principes d’une pédagogie interculturelle de base voir Demorgon & Lipiansky (1999), p. ex. les contributions de Camilleri (p. 208-214), Kordes (219-227), Filtzinger (241-244) ou Lipiansky (282-289).

***** Le choc culturel est défini de la façon suivante : « c’est une réaction de dépaysement, plus encore de frustration ou de rejet, de révolte et d’anxiété, ou sur un mode positif, un étonnement, une fascination ; en un mot, c’et une expérience émotionnelle et intellectuelle qui apparaît chez ceux qui, placés par occasion ou profession hors de leur contexte socioculturel, se trouvent engagés dans l’approche de l’étranger. » (Cohen-Emerique, op. cit. : 304).

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