La non-discrimination policière

Revue Tangram N°26 – Confédération suisse – décembre 2010

Frédéric Maillard

Le policier dispose de deux pouvoirs d’exécution exceptionnels. Ces deux pouvoirs sont équilibrés par deux maîtrises, qui garantissent l’efficience et la durabilité des pouvoirs policiers.

Le premier pouvoir est appelé pouvoir de coercition, ou, selon les circonstances, pou- voir de contrainte, ou encore pouvoir d’usage de la force. L’utilisation de ce pouvoir peut conduire le policier à priver momentanément un individu de sa liberté, notamment durant la garde à vue*. Un tel pouvoir est déployé et pratiqué dans la maîtrise de la proportionnalité de l’action.

Le deuxième pouvoir est appelé moyen discrétionnaire. Il permet au policier d’agir en toute discrétion, d’opérer des choix quant à l’orientation de ses enquêtes, de rester méfiant face à certaines plaintes formulées, d’être vigilant dans l’analyse des indices et d’agir ou d’interpeller selon ses propres soupçons, étayés par de rigoureux signalements professionnels. Face à ce deuxième moyen, le policier travaille en maîtrise non discriminante.

Les maîtrises des deux pouvoirs policiers sont fondées sur les droits humains. Les droits humains sont, quant à eux, les ferments constituants de l’Etat démocratique et de la légalité.

J’ai constaté, dans mon expertise des organisations de polices, que la maîtrise de non- discrimination était la plus difficile à distinguer et à mettre en pratique. Elle nécessite de la part du policier une grande capacité d’analyse de son environnement social et une très bonne connaissance des moyens de résolution éthique des problèmes qu’il rencontre au quotidien.

Les pouvoirs publics

Les quatre fonctions régaliennes de l’Etat sont: garantir la sécurité extérieure par la diplomatie et la défense du territoire; garantir la sécurité intérieure et le maintien de l’ordre public; établir le droit et rendre la justice; détenir la souveraineté économique et financière en émettant de la monnaie, notamment par le biais d’une banque centrale. En principe, ces quatre fonctions ne font l’objet d’aucune délégation. La deuxième fonction est bien le fait des polices cantonales, mais aussi municipales, suivant les prérogatives à leurs dispositions, et, enfin, fédérales, s’agissant de la coordination intercantonale et de la lutte contre les grandes criminalités**.

Le policier est donc l’agent d’Etat chargé de la sécurité intérieure. Le maintien de l’ordre public est, à n’en pas douter, la mission policière la plus visible et la plus connue du public en général. Il est de coutume de par- ler alors de maintien de la paix publique, d’où l’expression courante de «gardien de la paix» pour qualifier le métier de policier.
L’agent de sécurité privé est, par contre, le plus souvent employé d’une entreprise qui fournit, dans un but lucratif, des prestations de service ou des prestations matérielles pour la protection ou la surveillance de personnes ou de biens dans le domaine privé. Un tel agent intervient aussi dans le domaine public, notamment lorsqu’il s’inscrit en auxiliarité ou en complémentarité des services de l’Etat.

Dès lors que le policier est agent de la paix et garant des droits humains au service du bien public, sa pratique le distingue de tout agent de sécurité privé, et ce, en cinq «lieux»:

  • Le policier peut – il en a le droit, il y est autorisé, pour faciliter son exercice professionnel – limiter positivement les droits humains en faisant usage de son pouvoir de coercition, par exemple par la force, la contrainte ou la privation de liberté. Il peut aussi, dans le pire et l’inacceptable, violer négativement les droits humains, en usant de violence ou par discrimination intentionnelle par exemple. Le policier trahirait ainsi l’engagement universel et international de l’Etat qu’il représente. Cette capacité de limitation est assujettie à son devoir de discernement et à son devoir de «servir et protéger» tout individu, indistinctement.
  • L’assermentation officielle et étatique, et dans certains cas même spirituelle, en est la démonstration.
  • Le métier de policier est un métier de l’humain faisant appel au corps à corps dans la rescousse de la personne en danger, dans l’interpellation de l’individu suspect – toujours présumé innocent – et dans l’investigation.
  • Les droits humains fondent la non-discrimination qui est la maîtrise du pouvoir ou moyen discrétionnaire que détient le policier (voir introduction). Le policier se forme à l’habileté nécessaire pour prévenir les discriminations négatives. Son statut, sa fonction et son rôle sont basés sur les droits humains. Ces derniers confèrent au policier une habilité pour faire face aux pouvoirs d’influence informels (voir ci-dessous). Le policier se dote ainsi d’une capacité de résistance, et, si nécessaire, de désobéissance, légitimées par le respect absolu et constant des valeurs fondamentales dont certaines sont inaliénables***.
  • Les droits humains facilitent le positionnement géopolitique et sociétal du policier (par exemple en zone urbaine à forte densité). Le policier est alors un dénominateur commun, transversal et polyvalent de la Cité sociologique****. Le policier dispose avec les droits humains d’un extraordinaire outil
de médiation et de résolution des problèmes.

Les pouvoirs privés

De nouvelles technologies de surveillance et de sécurité apparaissent sur le marché. Elles séduisent les municipalités comme les entreprises de l’économie privée.
L’on croise, souvent sans le savoir, un nombre croissant de caméras de surveillance, d’empreintes génétiques ou encore de puces électroniques permettant de constituer des bases de données internationales et de contrôler les déplacements des objets comme des individus.

Les polices d’Etat sont confrontées à l’évolution de ces pouvoirs privés que l’on peut nommer pouvoirs d’influence informels, les distinguant ainsi des pouvoirs formels institutionnels et étatiques.

En résumé, on peut affirmer que les premiers sont le résultat d’enjeux économiques privés et les seconds de décisions et de fabrications démocratiques. Le développement sans limites des technosciences économiques, informatiques et génétiques, pour ne citer que les principales, peut considérablement réduire le pouvoir de l’Etat de droit, garant de l’égalité des chances et de traitement de tous les individus. L’augmentation des tâches administratives ou encore la diminution du nombre de patrouilles dans certains quartiers ou villages au profit d’organismes de sécurité privés placent les policiers au cœur du débat de la perte d’influence du pouvoir politique par rapport aux enjeux économiques privés. Les policiers comme les agents de sécurité privés se trouvent donc face à une imbrication complexe des effets et conséquences de ces trois révolutions: économique, informatique (numérique) et génétique.

Ne l’oublions pas, ces révolutions profitent aussi aux organisations criminelles.

Les pouvoirs d’influence informels obéissent aux forts et aux gagnants, à la performance, au volume et à la rentabilité immédiate. Les sociétés de sécurité privées s’activent dans ces nouveaux marchés. Les managements des polices doivent faire face à ces rapides pouvoirs d’influence environnants et certainement choisir une direction d’autonomisation et de responsabilisation pour leurs agents. Il en va du désir (voir ci-dessous) policier de se situer sous le pouvoir formel de l’Etat, lieu de finalisation des débats démocratiques, là où se jouent les initiatives citoyennes et les possi- bles résistances aux discriminations.

Il n’est pas question, ici, de diaboliser ces pouvoirs d’influence, mais plutôt de veiller à leurs maîtrises démocratiques.

Une force de sécurité intéressée ou désireuse de contribuer à la sauvegarde de la paix?

L’une des plus importantes démarches de marketing, intitulée A.I.D.A. – A comme At- trait, I comme Intérêt, D comme Désir et A comme Action – nous explique comment Atti- rer ou se faire voir, éveiller l’Intérêt ou répon- dre à un besoin – plus subtil: créer un besoin – puis rendre Désirable pour permettre le pas- sage à l’Acte, c’est-à-dire vendre son produit, ou pour le consommateur, l’Acheter. Quatre temps pour vendre un produit, un service ou convaincre à une action.

Cette règle, enseignée dans toutes les écoles de commerce du monde, est simple et concrète, toujours d’actualité et redoutablement efficace.

L’activité policière sait se rendre visible et agir: le début et la fin de ce processus de marketing sont assumés par la capacité policière de réaction; mais sait-elle distinguer l’intérêt du désir? L’intérêt pour le métier fait souvent oublier les fondements de l’Etat démocratique sur le chemin des écoles de police, au profit de l’intérêt de travailler en plein air, avec des véhicules puissants, en improvisation et en activité de déploiement militarisé. Qu’en est-il de l’intérêt public et communautaire? Le policier connaît-il l’histoire de son pays? Et le désir? Il pourrait consister à vouloir se «sacrifier» pour sa patrie, sans intérêt personnel ni récupération partisane.

Je propose cette nuance à mes étudiants. Pourquoi? Parce que si le policier veut attein- dre une pleine capacité à produire des résultats déterminants pour le bien-être de chaque individu sans exception, tout en défendant les valeurs absolues de la dignité humaine dans la collectivité, il doit élargir ses compétences pour répondre aux nouvelles menaces qui apparaissent chaque jour. C’est en cela que le policier peut tenir son poste par désir et mo- tivation (ou vocation) plutôt que par intérêt. C’est en cela que le policier devient un acteur très important de la lutte contre les discriminations.

Malheureusement, l’intérêt dicte encore trop souvent les opérations policières lorsque la hiérarchie place ses hommes là où les besoins électoraux se font sentir, indépendamment des facultés personnelles des agents. Les intérêts sont parfois contraires aux désirs. Le policier témoin d’une violence ou d’une discrimination raciale commise par un collègue n’a peut-être aucun intérêt à dénoncer de tels agissements pour ne pas rompre les liens de groupe, alors que le désir d’être un gardien de la paix courageux et respectueux des valeurs constituées dans l’histoire des humains et de son pays devrait l’emporter.

Renforcer le respect des droits humains

Agir contre les discriminations est le devoir de chaque policier. La mission de préserver la paix incombe à l’Etat. Le policier est le représentant de l’Etat en situation de paix, disposant de pouvoirs exécutifs (coercitif et discrétionnaire, voir introduction) lui permettant de se présenter aux limites du respect de la dignité humaine.
Ce qui distingue le policier d’un agent de sécurité privé se trouve être régi par les maîtrises des pouvoirs conférés. Le champ d’intervention du policier est public. Sujet à la critique constructive, le policier doit rendre compte de ses actes. Il en va de la qualité du lien social et de l’évolution de la corporation policière.

Dans le texte, le masculin comprend le féminin.

* La garde à vue peut durer jusqu’à 24 heures en droit suisse.

** Depuis 2002, la Police fédérale mène également ses propres enquêtes dans les affaires relevant de la grande criminalité (crime organisé, blanchiment d’argent, corruption) sous la direction du Procureur général de la Confédération helvétique.

*** Les quatre droits humains absolus et inaliénables sont le droit à la vie et au respect de son intégrité, l’interdiction de la torture, l’interdiction de l’esclavage et la non-rétroactivité des lois pénales.

**** Les pouvoirs d’influence informels, le modèle Cité sociologique et bien d’autres modèles, utilisés dans l’évolution organisationnelle de la police, sont présentés dans l’ouvrage Police, état de crise? Une réforme nécessaire. Frédéric Maillard et Yves Patrick Delachaux, 2009.

Lire l’article de Yves Patrick Delachaux également publié dans Tangram N°26

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